La biologie face à l’Hétérogénéité

Dans une revue publiée en novembre dernier dans Trends in Ecology & Evolution, Emmanuelle Cam et ses collaborateurs font une analyse critique des méthodes utilisées pour tester la « théorie neutre des histoires de vie », synthétisent les approches et la terminologie proposées par d’autres disciplines concernant l’analyse de données longitudinales (c’est-à-dire de suivi d’individus sur le long terme) et lancent un plaidoyer pour l’usage de ces approches en écologie évolutive.

Les auteurs de cette revue avancent que les méthodes utilisées jusqu’ici pour tester la théorie neutre des histoires de vie sont susceptibles de souffrir d’erreurs de spécification des modèles statistiques, un type d’erreur qui survient quand le modèle utilisé pour analyser des données ne correspond pas au mécanisme(s) réel générant les données. Pour tester la théorie neutre, les auteurs de cette théorie ont utilisé des techniques ignorant un corpus méthodologique développé pour l’analyse de données longitudinales dans les sciences humaines (sciences économiques, sociales, biomédicales, démographiques). Pourtant, ces autres disciplines offrent des cadres utiles pour les travaux futurs sur les histoires de vie dans trois domaines : la terminologie, la caractérisation de la diversité des processus sous-jacents à la variation des histoires de vie, et les méthodes d'inférence statistique pour démêler ces processus.

S.J. Gould, écrivait : « Tous les biologistes évolutionnistes savent que la variation elle-même est la réalité irréductible de la nature ». L’hétérogénéité des histoires de vie entre individus au sein des populations est un sujet sur lequel travaillent les chercheurs en démographie animale et humaine depuis plusieurs décennies : comment quantifier les variations de longévité entre individus, de séquences d’événements de reproduction, quelles sont les causes de ces variations, quelle proportion de ces variations est potentiellement soumise à l’action de la sélection naturelle ? Une série d’articles (Tuljapurkar et al. 2009, Steiner et Tuljapurkar 2012) a conduit au développement d’une nouvelle théorie : la théorie neutre des histoires de vie (Neutral Theory for Life Histories). Ces travaux ont provoqué une discussion sur les causes des variations entre trajectoires de vie, et une résurgence du débat entre neutralisme et adaptationnisme empirique. Ce débat portant sur l’origine des variations observées dans les populations naturelles oppose la contribution du hasard à celle de différences entre individus dans leur propension à survivre1 ou se reproduire avec succès (hétérogénéité individuelle des traits d’histoire de vie). Les variations dont l’origine se trouve dans des différences interindividuelles sont potentiellement sujettes à l’action de la sélection naturelle ; a contrario de variations purement stochastiques (i.e., dues au hasard) que l’on observerait quand bien même tous les individus seraient rigoureusement identiques dans ces propensions à survivre ou se reproduire.

1« propension » est utilisé ici dans le sens probabiliste du terme.

Un biais déjà observé

Les processus sous-jacents aux trajectoires de vie sont représentés par des modèles probabilistes : la longueur des trajectoires (la longévité) dépend d’événements successifs de survie, gouvernés par des probabilités de survie ; de même, le nombre total de descendants produits dépend d’événements de reproduction successifs, gouvernés par des probabilités de reproduction réussie. Utilisant les données longitudinales depuis longtemps, les économétriciens ont très tôt identifié un risque de biais d’estimation des paramètres des modèles utilisés si ces derniers sont mal spécifiés. L’une des questions est de savoir si, dans les trajectoires des individus, il y a essentiellement des différences intrinsèques et durables de propension à survivre ou à se reproduire entre individus, et s’il existe un impact des événements passés sur le devenir ultérieur des individus (scarring effect, ou dépendance à l’état), ou les deux. La question des outils statistiques permettant de départager la dépendance à l’état (« ce qui nous arrive maintenant est marqué par ce qui s’est passé précédemment dans notre vie ») et l’hétérogénéité intrinsèque individuelle a été traitée en profondeur à partir des années 1970 en économétrie par J. Heckman — notamment dans des études portant sur l’emploi — mais n’a pas reçu la même attention en écologie évolutive.

Remettre les processus au cœur de l’étude des trajectoires individuelles

Les principales métriques de la théorie neutre sont la longévité et le nombre total de descendants produits durant la vie d’un individu (appelé LRS pour Lifetime Reproductive Success). La longévité comme le LRS résultent d’une plus ou moins longue suite d’évènements. Ce sont des métriques synthétiques si bien qu’une même valeur peut être générée par des processus très différents. Par exemple, un individu produisant 1 descendant par an pendant 10 ans et un autre produisantt 2 descendants par an pendant 5 ans, auront le même LRS de 10, bien que ces deux histoires de vie diffèrent profondément dans leur longueur et leur tempo de reproduction.

Dans les faits, la théorie neutre exclue a priori l’existence de différences durables entre individus dans leur propension à survivre et se reproduire. Cependant, ce sont ces mêmes différences durables qui peuvent évoluer par sélection si elles sont héritables. Si des tests de cette théorie neutre ont montré que le hasard suffit à expliquer les distributions de longévité ou de LRS observées dans la nature, de même des simulations basées sur la dépendance à l’état, ou des différences inter-individuelles de propension à survivre ou se reproduire arrivent à la même conclusion. Ainsi démontrer qu’un modèle neutre peut expliquer un patron ne signifie pas que dans les faits ce même patron résulte d’un processus neutre.

Destins individuels de 6 mouettes tridactyles
Destins individuels de 6 mouettes tridactyles, extraits du travail de collecte de données d’Emmanuelle Cam et de porteurs et nombreux collaborateurs antérieurs de ce projet à très long terme (38 ans) ; données décrites sur http://www.emmanuelle-cam.fr/collecte.php

Pour permettre de différencier le rôle éventuel de ces deux types de processus, cette revue propose de travailler sur les processus probabilistes sous-jacents aux trajectoires de vie, c’est-à-dire sur les probabilités de survie et de reproduction tout au long de la vie, et de ne pas se limiter à des paramètres synthétiques de toute une vie (longévité, ou LRS). La survie, tout comme les événements de reproduction peuvent, à chaque pas de temps, être influencés par les événements passés mais également par des différences de propension individuelle à survivre et se reproduire. Les auteurs affirment qu’il est central d’intégrer les travaux plus avancés des sciences humaines en matière d’analyse des données longitudinales et proposent des pistes pour tester la théorie neutre des histoires de vie par des méthodes qui ne prêtent pas le flan à des critiques déjà anticipées.

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Mouette tridactyle (Rissa tridactyla) ©Thierry Creux, Ouest France

Emmanuelle Cam quant à elle souhaite tester de nouvelles hypothèses sur les processus gouvernant la variation des trajectoires individuelles. Dans ce but, elle continue la collecte de données longitudinales sur une espèce d’oiseau marin longévif : la mouette tridactyle (Rissa tridactyla) ; données qu’elle met en relation avec des investigations théoriques par le biais de simulations plus ou moins sophistiquées.

Voir aussi

Références de l’article :

Cam, E., Aubry, L. M., & Authier, M. (2016). The Conundrum of Heterogeneities in Life History Studies. Trends in Ecology & Evolution, 31(11), 872-886.

Cités également dans ce Fait marquant :

Tuljapurkar, S., Steiner, U. K., & Orzack, S. H. (2009). Dynamic heterogeneity in life histories. Ecology letters, 12(1), 93-106.

Steiner, U. K., & Tuljapurkar, S. (2012). Neutral theory for life histories and individual variability in fitness components. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(12), 4684-4689.

Date de modification : 07 juin 2023 | Date de création : 06 mars 2017 | Rédaction : Guillaume Cassiède-Berjon & Emmanuelle Cam